L’expertise narrative

Lorsque j’analyse un manuscrit, mon souci est de trouver de quelle manière il peut être rehaussé. Comment puis-je aider l’auteur à donner davantage d’impact émotionnel à ce qu’il veut raconter ?

Pour cela, j’ai à ma disposition de nombreux outils issus de mon expérience pédagogique et littéraire, de l’analyse de romans et des méthodologies du creative writing.

Loin du livre de recettes, ces outils sont mobilisables pour réparer, bonifier, densifier, affiner la singularité de chaque récit. Ils permettent de questionner les trois couches d’une fiction littéraire.

La couche inférieure : histoire et personnages

La structure de l’histoire est la véritable fondation émotionnelle du récit. Sa qualité tient notamment à la tension créée entre ce que désirent vraiment les personnages et ce qu’ils sont obligés de faire.
L’histoire se manifeste par une voix narrative, des personnages mis en scène et une écriture précise. Autrement dit, elle ne tire sa pleine puissance que de son invisibilité. Une histoire peut être jugée comme ratée lorsqu’elle apparaît trop logique, déjà vue, prévisible ; lorsqu’elle apparaît tout court.
Mais sans fondations solides, sans moteur dramatique, un récit, aussi singulièrement écrit soit-il, ne pourra produire pleinement son effet émotionnel.

L’analyse et le retravail de la couche inférieure portent sur :

le protagoniste, son problème, sa caractérisation, son conflit interne et sa trajectoire ; le type de récit envisagé (genre ou histoires archétypales) ; la gradation et la complexité de l’antagonisme ; la pertinence des péripéties ; la spécificité du monde de l’histoire ; l’évolution des relations entre personnages ; l’équilibre entre les différents actes ; la structure émotionnelle sous-jacente ; la problématique humaine/sociétale du récit.

La couche intermédiaire : les dispositifs narratifs

En littérature, l’histoire n’existe pas en soi. C’est une histoire racontée.
Par qui et comment ? voilà les deux choix cruciaux que doit faire l’auteur. Mais le choix du narrateur (ou du point de vue) ne se limite pas à la question de la « voix ». Il influence également le rythme du récit, la sélection des situations, la gestion de l’information.
Là encore, il n’existe pas de « recette ». Toute narration comporte ses avantages et ses limites. Ce que l’on sait, c’est qu’une scène (un moment développé en temps réel) investit davantage les lecteurs qu’un résumé : c’est le fameux show don’t tell. Encore faut-il que la situation choisie soit judicieuse et riche.
Une fois engagé dans un type de narration, il faut exploiter au maximum ses spécificités.

L’analyse et le retravail de la couche intermédiaire portent sur :

le choix, la tenue et la pertinence du point de vue/narrateur ; le rythme du récit (mise en scène ou résumé, ellipses, phases d’accélération ou de décélération) ; la densification des situations et des cadres spatio-temporels ; la création d’une tension dramatique ; la gestion de l’information (suspense, mystère(s), surplomb, passé du personnage) ; le « montage ».

La couche supérieure : le style

Lorsque l’on veut raconter, le style est mis au service de l’histoire, c’est-à-dire qu’il montre et décrit de manière dynamique et précise les lieux, personnages, situations, sentiments, relations. Le but du « phrasé » est de donner vie à la singularité des personnages, de créer un rêve éveillé.
Le style est lié de manière étroite au type de narration qui a été choisi et à la manière « naturelle » qu’a un auteur de raconter. L’objectif du style narratif n’est pas tant d’être joli ou original que d’être clair, dynamique, fluide et spécifique. Bien souvent, lorsque ces quatre qualités sont réunies, on parle de  « belle plume ».

L’analyse et le retravail de la couche supérieure portent sur :

les voix des personnages et/ou du narrateur ; la description ; le dialogue ; la cohérence des paragraphes ; la dynamique et la variation des phrases ; l’ordre des actions et des informations ; la pensée du personnage ; le vocabulaire précis et spécifique ; les champs lexicaux ; les figures de style ; les détails significatifs.

Bien entendu, cette division peut paraître artificielle. Elle l’est en partie, ces trois couches se tissant ensemble pour ne former qu’un seul et même récit. Un roman n’est pas une superposition de sédiments, mais bien le résultat d’un travail complexe, un travail de va-et-vient qui doit paraître, in fine, naturel. Mais que d’artifices pour y parvenir !

Cette manière d’analyser permet de se dégager de la vague intuition que quelque chose ne fonctionne pas dans ce roman. Elle a surtout le mérite de détecter de manière fine les insuffisances d’un manuscrit, de réparer quand ça fonctionne partiellement, de sublimer lorsque le récit est déjà maîtrisé.


Ouvrages techniques de références