- mars 11, 2025 -
L’art du roman consiste en partie à attiser la curiosité du lecteur, de manière plus ou moins discrète et sophistiquée. Si un lecteur perd son sommeil à avaler un roman page après page, chapitre après chapitre, c’est qu’il a l’impression de progresser. Un petit article, donc, sur ce que l’on appelle communément la « progression romanesque ».
Si lire un long article sur écran vous rebute, le PDF imprimable est ici.
La question est pertinente, gringo, puisque c’est moi qui la pose.
Si l’on devait user d’une comparaison (j’en raffole), ce serait celle des poupées russes. Vous savez : on ouvre une première poupée, on en découvre une autre qui, ouverte à son tour, en révèle une troisième, etc. Jusqu’à la dernière poupée, la fin du roman.
L’image des poupées russes est utile : nous visualisons que le lecteur doit passer par certaines étapes pour accéder au cœur de l’histoire. Le cœur d’une histoire pouvant signifier une foule de choses que nous détaillerons par la suite.
Ce qui est important de retenir, c’est que le lecteur débute sa lecture par des signes extérieurs suffisamment attrayants pour avoir envie d’en savoir plus, et la termine par une situation à la densité supérieure, une parcelle de vérité, plus nette, plus précise.
L’intérêt de l’image s’arrête là.
Car le sentiment de progression d’un lecteur de romans est lié au sens (et allez trouver une signification dans l’apparition successive de cinq poupées russes). Au fil du récit, le lecteur comprend mieux, il comprend différemment, il affine sa connaissance des personnages et du monde. Plus le roman avance, plus la signification de ce qui s’y joue s’éclaircit.
C’est une sorte de message codé. Le lecteur peut le décrypter de manière incomplète, ou de travers, mais il doit chercher du sens, essayer d’interpréter. Pour l’auteur, il s’agit de dévoiler le code au fur et à mesure du récit.
Donc, faire progresser son lecteur dans quoi ? Dans sa compréhension profonde des enjeux de l’histoire. Enjeux que l’on peut artificiellement diviser en trois parties :
Pour faire progresser votre lecteur, le dosage des informations à distiller est primordial.
Il est bon de répéter l’une des bases du travail romanesque : tant que votre lecteur se pose des questions, il continue à lire.
Je répète, gringo ? Tant que votre lecteur se pose des questions, il continue à lire.
La progression dans la lecture est donc le résultat d’une série de révélations : le lecteur apprend de nouvelles choses sur les personnages, le conflit/les relations entre les personnages, le monde de l’histoire.
Afin d’illustrer le propos, voici un résumé de début d’histoire :
Augusto et Claire sont follement amoureux, mais n’arrivent pas à avoir d’enfants (déséquilibre de départ). Ils décident d’adopter. La procédure est longue, un vrai parcours du combattant. C’est si compliqué que leur couple bat de l’aile. Cela commence par de menus reproches, puis des accusations d’infertilité. Enfin, ils ont le feu vert. Sascha, trois ans et demi, débarque dans leur vie. (Fin du 1er acte, ± 25 % du roman.)
Ils ont à peine eu le temps d’organiser leurs journées et leur appartement qu’ils doivent apprendre à vivre à trois. Rapidement, Augusto et Claire se mettent à rivaliser pour gagner l’amour de Sascha. (Début du 2e acte, ± 35 %.)
NB. Un auteur très habile pourrait tenter de reculer les échéances : la décision d’adopter pourrait arriver à 25 %, l’arrivée du petit Sascha à 50 %. Dans ce cas, le premier acte (0 à 25%) décrirait un couple « follement amoureux qui n’arrive pas à avoir d’enfant ». Périlleux, plus lent, mais terriblement plus fin.
Dans un roman, les révélations sont de deux ordres :
Dans notre exemple, Claire pourrait comprendre qu’elle n’est pas si amoureuse d’Augusto ; qu’elle n’est pas faite pour être mère (peut-être même s’aperçoit-elle qu’elle n’avait pas vraiment envie d’être mère) ; elle peut se découvrir très possessive, découvrir qu’Augusto a un tempérament violent, etc.
Voyons maintenant dans le détail comment gérer ce flux d’informations.
Le début d’un roman (le premier acte, soit 20 à 25 % d’un roman) est celui de l’exposition : on présente les ingrédients qui vont jouer le drame (personnages, relations entre personnages, monde de l’histoire, thème).
Il est important de respecter cette phase, et de ne pas entrer dans le cœur du conflit dès la page 10. Pourquoi ? Car pour que le lecteur s’en fasse ensuite pour le personnage, il faut qu’il le connaisse, qu’il devienne comme un proche. Et cela demande du temps, plusieurs situations.
Donc, vous avez beaucoup d’informations à transmettre au lecteur. Ce dernier est en demande, il veut savoir où il met les pieds. Votre lecteur, en début de roman, est un peu comme un enfant : il faut beaucoup le nourrir, son besoin de comprendre est élevé.
Le nourrir, oui ; le gaver, non. Le nourrir, oui ; le faire saliver, c’est encore mieux.
Comment faire saliver le lecteur en début de roman ? Deux pistes :
1. Montrer du déséquilibre humain
Définir un problème initial permet au lecteur de se faire une idée du fonctionnement insatisfaisant des personnages.
On pourrait croire que le « problème initial » d’Augusto et Claire est de ne pas arriver à avoir d’enfant. Oui et non. Oui, c’est le déséquilibre de départ, mais un déséquilibre lié à l’aventure, à la ligne externe (adoption d’un enfant, puis rivalité entre eux lorsque Sascha débarque dans leur vie.) C’est un axe fort de l’acte I : une série d’évènements qui va entraîner un point de non-retour.
Mais il s’agit aussi de montrer au lecteur qui sont Augusto et Claire, indépendamment de leur aventure. Il faut montrer la nature de leur « amour », notamment faire ressentir un déséquilibre, des non-dits. Car vous racontez une histoire de rivalité, et que cette rivalité n’est pas que la conséquence de l’arrivée de Sascha (ce serait bien trop simpliste).
Une scène initiale au restaurant pourrait par exemple montrer une gêne quant au règlement de l’addition, pourrait montrer que l’un ou l’autre boit trop, que l’un ou l’autre ne sait pas se tenir, que l’un tient le crachoir tandis que l’autre s’ennuie…
Le lecteur cherche à comprendre la teneur de leur relation, ce qui se cache derrière.
2. Des informations incomplètes… à compléter
Pour attiser la curiosité du lecteur, vous donnez des informations parcellaires, puis approfondissez les mêmes informations au fil des premiers chapitres.
Dans le premier chapitre, vous mettez en scène un face-à-face entre Augusto et Claire au restaurant. Leur échange porte sur la situation professionnelle de Claire. (Doit-elle quitter son odieux boulot de publicitaire ?) Dans leur dialogue, vous évoquez textuellement « le futur bébé », ou mieux, le surnom qu’Augusto et Claire lui ont déjà donné. Le lecteur est intrigué, surtout que Claire boit plus que de raison au restaurant (Elle est enceinte et elle boit ? Le bébé est déjà né ?)
Dans le deuxième chapitre, Augusto et Claire reçoivent les deux nièces de Claire pour un week-end. À la fin du week-end, lorsqu’il s’agit de dire au revoir aux deux enfants, Augusto craque. Il ne parvient pas à contenir ses sanglots. (Claire et Augusto ont perdu un bébé ?)
Dans le troisième chapitre seulement, on apprend l’échec de leur deuxième FIV (fécondation in vitro) datant de quelques mois et le dépôt d’un dossier d’agrément pour adopter.
Le lecteur a eu l’impression de progresser. Il a cherché à comprendre ; vous l’avez nourri pour répondre à ses questions. Des questions qui ont trait à la caractérisation des personnages : qui sont-ils ? Quels sont leur problématique, leurs défauts, leur manière de fonctionner, leurs désirs ?
L’acte 2, c’est l’aventure. L’objectif de l’acte 2 est de rendre la vie des personnages difficile, difficile et difficile. Mais si les péripéties d’importance égale s’enchaînent, le lecteur a rapidement l’impression que le disque est rayé. Il va vite s’ennuyer.
Là encore, il s’agit de faire « progresser » votre lecteur.
Une aventure se construit à partir de renversements, de caps dramatiques, c’est-à-dire des péripéties ou des révélations qui tirent le conflit romanesque vers le haut.
Plusieurs manières d’approfondir le conflit :
1. La résolution partielle… imparfaite
Un évènement extérieur pousse le protagoniste dans ses retranchements ; le personnage révèle par un choix fort, une autre facette de sa personnalité.
En temps de guerre (la pression d’un deuxième acte est si élevée qu’elle peut être pensée comme celle d’un « temps de guerre »), on peut voir les actes humains de deux manières différentes :
Soit la situation extrême éloigne l’être humain de sa nature profonde : celui-ci est contraint d’adopter des comportements contraires à ses désirs profonds. Dans ce cas, la pression externe joue le rôle de labyrinthe infernal (le personnage se perd en cours de route).
Soit la situation extrême révèle la nature profonde de l’être humain. Le vernis qu’il s’était construit explose et le lecteur accède à une personnalité plus authentique qu’en temps calme. Dans ce cas, la pression externe joue le rôle de révélateur.
Exemple : L’arrivée de Sascha signe le début de l’aventure. Après quelques premières semaines enchantées, les choses se gâtent. L’arrivée de Sascha, loin de souder le couple, est en train de le faire exploser. Suite à une énième dispute sur la température du lait à lui donner, Claire prend une décision. Elle s’enfuit avec Sascha.
C’est surprenant. On ne s’attendait pas à cela de la part de Claire. Les choses n’auraient-elles pas pu se régler autrement ? Pourquoi a-t-elle fait cela ? Une facette de la personnalité de Claire se révèle à nous.
Une histoire se construit autour de tentatives de résolutions partielles du problème. Pour Claire, la tension domestique était devenue intenable. Elle a tenté de résoudre le problème par la fuite, mais cette résolution n’est qu’un faux-semblant et ne règle en rien le problème. Néanmoins, un cap dramatique a été franchi.
2. La recherche d’informations : mini enquête du personnage
Le personnage est dans une impasse. Il n’arrive pas à résoudre le problème parce qu’il n’y voit pas clair. Il a besoin d’informations. Il se lance dans une enquête.
Lorsque Augusto rentre des courses, l’appartement est vide. Plus de Claire ni de Sascha. Il appelle de partout, chez les copains, chez la belle-famille, puis signale la disparition à la police. Rien. Il doit les retrouver. Il enquête.
Il finit par retrouver Claire – chez le voisin du deuxième étage –, puis il arrive à lui parler. Elle lui avoue qu’elle trouve qu’il s’y prend très mal avec Sascha et qu’elle a l’impression de ne plus le reconnaître depuis l’arrivée du bébé.
La mini enquête permet de stimuler l’intérêt du lecteur. Celui-ci est mis à hauteur de personnage, il cherche aussi à comprendre.
3. Révéler l’antagonisme en plusieurs fois
Les révélations, qu’elles soient de l’initiative du personnage (il cherche à comprendre) ou qu’elles lui tombent sur le coin de la tronche, concernent pour une grande part l’antagonisme.
Petit rappel : l’antagonisme est tout ce qui va s’opposer au but concret du protagoniste. Très souvent, l’antagonisme est personnalisé en un ou plusieurs antagonistes. L’antagoniste n’a rien à voir avec le « méchant ». Rien à voir.
Dans l’histoire de Claire et Augusto, qui est le protagoniste et l’antagoniste ? Difficile à dire en l’état, cela dépendra de la manière dont l’auteur veut axer son récit.
Disons que l’autrice de ce roman veut avoir accès aux deux versions de la rivalité pour la garde et l’amour de Sascha. Deux versions portées par deux lignes d’action d’importance égale. Donc, deux protagonistes ? Oui, mais chacun d’entre eux sera l’antagoniste de l’autre.
Quant à savoir lequel des deux représente le côté obscur du couple, là encore, l’autrice a le choix : elle pourrait vouloir « griser », renvoyer les deux personnages dos à dos, ou bien donner plutôt « raison » à l’un des deux.
L’important est que le cœur du problème (pourquoi leur couple n’a-t-il pas résisté à l’arrivée d’un enfant ? Que faire ? Essayer de réparer le couple ? Assumer une séparation ? Mais qui gardera Sascha ?) soit complexe à gérer.
Ce « cœur du problème » est souvent lié à la question de l’antagonisme, du conflit : Pour quoi Claire et Augusto se battent-ils ? Quelles logiques humaines sont à l’œuvre ?
Et le deuxième acte (de 25 % à 75 % du récit) vise à faire augmenter les enjeux du conflit. Claire et Augusto vont faire des choix qui nourriront leur opposition.
Je ne développerai pas ici, gringo, ce qui fait qu’une « fin » continue de surprendre le lecteur tout en lui donnant les clés des enjeux profonds du roman.
Pour la simple raison que j’ai déjà écrit un article à ce sujet (et qu’il ne sert donc à rien de rabâcher – ce que me reproche à juste raison ma compagne).
On dit qu’une bonne histoire « met à nu » au moins un personnage. Au fil de l’aventure, le personnage se débarrasse du superflu, et s’il n’y parvient pas, chute sous son poids. Une bonne fin d’histoire est censée répondre à ce qui a été habilement suggéré en tout début d’histoire : un masque comportemental nocif.
On l’a vu, raconter une histoire, c’est prendre le lecteur par la main et lui faire vivre la trajectoire d’un ou plusieurs personnages.
> Certains lecteurs aiment qu’on les prenne par les deux mains, voire qu’on les installe sur le siège en cuir d’une berline. Ils n’ont que peu d’efforts à fournir. Ils veulent une histoire vite lue après le boulot. Et c’est très bien ainsi.
> D’autres préfèrent chercher les réponses, ne pas comprendre tout de suite les enjeux d’une histoire, quitte à passer quelques pages à se demander : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » ; « Que veut-elle ? » ; « Pourquoi agissent-ils ainsi ? » ou encore « Comment ce monde est-il régi », etc. ?
Cette propension à faire travailler le lecteur, les créateurs de Pixar l’appellent le 2 + 2. Autrement dit, ne pas donner le résultat au lecteur, mais lui donner les informations qui permettent de le déduire.
Avec ces trois informations-là, le cerveau du lecteur est en surchauffe. Il n’y a plus qu’à suggérer un « dossier d’adoption » et tout se met en place dans le cerveau du lecteur. Il a cherché à comprendre et on lui donne brièvement la solution. Le lecteur a fait la moitié du travail.
Quand agencer cette « absence organisée d’information » ?
Impossible, gringo, de te conseiller.
Comment organiser la série de révélations ?
Oui, gringo, je sais que je t’ai frustré. Mais à toi de faire le boulot. Les recettes de tarte à la crème, c’est pas mon truc : j’ai donné ce que j’avais à donner, on se revoit de l’autre côté de la frontière.
11/03/2025
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J’ai lu Sur la dalle, la dernière enquête du commissaire Adamsberg. Moi qui défends le travail de Fred Vargas depuis des années, qui m’en sers d’exemple dans mes formations d’écriture, qui la cite régulièrement comme « meilleure dialoguiste française », je tombe des nues. Non, Sur la dalle n’est pas un roman un peu « en-dessous », c’est un […]
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