Vargas, hélas

- septembre 11, 2023 -

J’ai lu Sur la dalle, la dernière enquête du commissaire Adamsberg. Moi qui défends le travail de Fred Vargas depuis des années, qui m’en sers d’exemple dans mes formations d’écriture, qui la cite régulièrement comme «meilleure dialoguiste française», je tombe des nues. Non, Sur la dalle n’est pas un roman un peu «en-dessous», c’est un roman au parfum d’amateurisme. Et cela ouvre pas mal de questions.

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DÉDICACE À VARGAS

Faut-il dérouler le pedigree de la dame ? Allez, pourquoi pas.

Fred Vargas fait partie des rares auteurs français de genre à cumuler respect de la critique et ventes régulièrement spectaculaires. Le snobisme de la critique excluant souvent les succès commerciaux de l’aura littéraire. À juste titre, parfois.

Au fil des ans, roman après roman, les polars de Vargas ont réussi à pénétrer la grande littérature. Oh, pas la très grande littérature, celle des Camus, Céline, Proust, Flaubert. (Faut pas pousser, les intrigues de Vargas sont bien trop entraînantes — donc vulgaires, hein ?)

Tout de même. Après avoir accumulé les prix polar en France, elle reçoit à deux reprises le prix britannique décerné par le jury du Crime Writers’ Association, composé de quelque 450 auteurs de romans policiers. À deux reprises.

Plus éloquent encore, elle reçoit en 2018 le prix Princesse des Asturies pour l’ensemble de son œuvre. Sorte de prix Nobel espagnol qui a autrefois été décerné à Margaret Atwood, Mario Vargas Llosa, Paul Auster, Leonard Cohen ou Philip Roth. Ça pose quelque peu l’ampleur de la réception critique. On évoque donc bien une œuvre littéraire, pas seulement une série de policiers bien exécutés.

Et lorsqu’en 2019 l’immense Michael Connelly vient faire une tournée promotionnelle en France, il avoue sur un plateau télé ne pas connaître le polar français. Rien que de très autocentré pour un auteur américain.

— Vous ne connaissez même pas le commissaire Maigret ? demande l’animateur.

— Non. Mais je connais Fred Vargas, j’aime bien ce qu’elle écrit.

Ce n’est pas un compliment, c’est un hommage. Michael, ne lis surtout pas Sur la dalle, s’il te plaît. S’il te plaît.

 

VARGAS, LA CLASSE

Parlons écriture, maintenant. Comment Fred Vargas a-t-elle su entraîner autant de lecteurs pendant autant de temps, s’assurant une fidélité, même parmi des lecteurs exigeants (dont je crois pouvoir faire partie) ?

D’abord, la qualité de ses intrigues. C’est le b.a.-ba du polar, mais ça compte. On devine rarement l’identité de l’assassin, les indices sont bien disséminés et originaux, les fausses pistes et cheminements logiques s’avèrent crédibles et suffisamment étayés. Bref, la base est solide.

Ensuite, la qualité des personnages. Vargas l’a bien compris : en fiction, lorsqu’on crée des personnages, il ne faut pas penser « petit ». Danglard est une encyclopédie sur pattes, Retancourt a une force physique hors du commun, Adamsberg dispose de l’acuité sensorielle d’un lynx, Veyrenc s’exprime en alexandrins… Les personnages de Vargas ont des superpouvoirs, aux frontières du féérique (Ceux de la série dite des Évangélistes également). C’est exaltant, du Marvel sauce béarnaise.

Dans Sous les vents de Neptune et Dans les bois éternels, Adamsberg touche le fond en étant confronté à son passé. Vargas aurait pu continuer à faire évoluer son personnage, elle ne l’a pas fait et c’est dommage. On aimerait par exemple qu’Adamsberg quitte la police (une idée comme une autre Fred, tu prends ?)

L’écriture. C’est là que Vargas atteint des sommets. Il n’y a pas un gramme de gras dans ce que propose Vargas. C’est précis, décalé, sobre, fourmillant de bonnes formules. Mais ce sont ses dialogues qui ont fait le succès de son écriture. Quelquefois lunaires, truffés d’incompréhensions, d’intimités et d’innovations langagières. On est totalement immergé dans les scènes dialoguées.

Ses thèmes. Là aussi, au fil des romans se dessine une cohérence. Sans en faire des tonnes (c’est-à-dire en privilégiant toujours la voie dramatique), elle nous confronte à nos peurs collectives :  la peste, les vampires, les loups, les araignées et autres fantaisies moyenâgeuses. De manière quasi systématique, une légende ou une croyance historique doit être déconstruite pour raisonner et résoudre l’enquête.

Bien sûr, le duo Danglard-Adamsberg est un sujet en soi. L’encyclopédique contre l’intuitif, la connaissance contre l’observation. Presque toujours, Adamsberg avance en solitaire, stimulé par une broutille dont lui seul a saisi l’importance. Et il ne sait expliquer son cheminement qu’a posteriori. Ce qui fait dire que les polars de Vargas sont des hymnes aux pas de côté, à la force créatrice du détail, aux bienfaits de la divagation.

Vargas, c’est la classe. On continue à lire à la lampe torche, même éreinté. Ça coule, et cette fluidité ne cède jamais à la facilité. C’est à ça qu’on reconnaît les grand·e·s.

 

SUR LA DALLE, À CÔTÉ DE LA PLAQUE

Puis sort Sur la dalle. Ma compagne m’a fait cette petite surprise fin-juin : le dernier Vargas, Flammarion, 23 balles. Il faut dire que j’évite d’acheter des grands formats. Trop cher pour un gros lecteur précaire (le lecteur n’est pas précaire mais gros ; l’humain qui lit n’est pas gros mais précaire). Je me contente des boîtes à livre, des bibliothèques, des bouquinistes et formats poches. Autant dire que le grand format est un luxe que nous réservons aux impatiences littéraires. Dont les polars de Vargas.

Malgré cette impatience, Sur la dalle reste un mois sur notre bibliothèque. Nous attendons les congés pour le goûter à plein.

En août, donc, ma compagne entame la lecture de Sur la dalle. (J’étais alors sur Humpty Dumpty à Oakland, de Philip K. Dick.) Au milieu du bouquin, elle me dit :

— C’est vraiment bizarre. On a l’impression que c’est une mauvaise imitation de Vargas.

— C’est-à-dire ?

— On dirait que Vargas se caricature elle-même, comme si elle avait voulu faire du Vargas, mais sans savoir écrire.

Je m’étonne. Sans plus : j’ai appris à vérifier par moi-même, nez dans le texte. Toujours le texte.

Une semaine plus tard, j’attaque le bouquin. Une cata.

Comme dit plus haut, Sur la dalle n’est pas un petit Vargas. Temps glaciaires, pour moi, était en dessous des précédents. Mais ça restait un roman policier abouti. Tout grand auteur peut se montrer moins inspiré. Peut-être ne l’avais-je tout simplement pas trouvé à mon goût, peut-être l’intrigue ne m’avait-elle guère séduit.

Avec Sur la dalle, on frôle la supercherie. On ne la frôle pas, on se la prend en pleine poire.

Vous allez dire que j’exagère. Mon métier m’apprend tout de même à lire de manière fine. Je sais décortiquer un texte, je sais reconnaître un roman inabouti, factice, maladroit. Ce n’est pas qu’une question de goût. Tout dans ce roman indique la supercherie.

Je pourrais vous indiquer phrase à phrase, page à page, les maladresses qui truffent le bouquin : les participes présents à chaque bout de phrase, les péripéties inutiles, les redondances informatives, le manque de détails, les scènes négociées en une page, les lieux communs, le superficiel des dialogues. (Vargas qui enchaîne les lieux communs et écrit des dialogues d’amateur, pincez-moi que je me réveille.)

Ce manque de maîtrise est incompréhensible. Une véritable anomalie. Qu’a-t-il bien pu se passer ?

En parlant d’anomalie. Prenons l’exemple du prix Goncourt 2020 d’Hervé le Tellier. L’Anomalie, selon moi, ne méritait pas le prix. Mises à part de très solides premières pages et une idée de rupture temporelle très excitante, le roman s’étiole derrière la multiplicité des points de vue, illustrant de manière assez rudimentaire le thème très à la mode des mondes parallèles. Mais je comprends la démarche, je respecte la ligne éditoriale. Même si je défends une littérature radicalement autre, quelque chose a été tenté et proposé.

 

MAIS QUI A TUÉ ADAMSBERG ?

Première hypothèse, la plus crédible. L’autrice avait besoin de renflouer ses caisses, ou s’était engagée contractuellement avec Flammarion. Adamsberg lui sort par les yeux, mais elle se colle à son polar comme un gamin à un exercice sur l’accord du participe passé. Elle torche le roman en trois mois. Chez Flammarion, peu de travail éditorial malgré la sidération (c’est quoi, ce machin). On laisse passer : de toute façon, un Adamsberg se vend à 500 000 minimum. Fin de l’histoire.

Deuxième hypothèse. Même commencement : Vargas écrit à la va-vite. Chez Flammarion, on ne discerne guère la différence entre ce qu’elle a fait avant et le manuscrit de Sur la dalle. Bravo, bravo, c’est génial ; petite sauterie dans les locaux. Hypothèse, peu crédible, de l’incompétence éditoriale.

Troisième hypothèse. Chez Flammarion, on pige vite en quoi ce brouillon pourrait pulvériser l’œuvre passée. On le fait remarquer en douceur à l’autrice. Vargas les envoie bouler : « Vous vouliez un Adamsberg, je vous l’ai écrit, foutez-moi la paix. » Comme beaucoup d’auteurs qui vendent très bien, elle est en position de force. Circulez.

Quatrième hypothèse. Vargas cravache comme une dingue sur ce roman. Elle y met tout ce qu’elle a. Mais elle a perdu son élan créateur. Et chez Flammarion, on s’est couché ou caché. (Je ne crois pas une seconde à cette hypothèse d’une Vargas investie mais incapable. Elle avoue mettre six mois à s’autocorriger. Impossible de proposer un texte aussi faible.)

Cinquième hypothèse. Vargas n’a pas écrit ce roman. C’est dur à croire, mais tout à fait possible, au vu de la quantité de lourdeur accumulée. (Ce qui donnerait raison à ma compagne qui m’assure qu’on dirait une mauvaise imitation.)

 

LES RAISONS DE LA COLÈRE…

Je n’ai pas pu terminer le bouquin. Et ça m’a été pénible. Moi, ne pas aller au bout d’un Adamsberg…

Du coup, je suis en colère. 23 euros pour un truc pareil. Un auteur inconnu, on prend le risque. Un auteur que l’on aime et qui se rate quelque peu, ça arrive. Mais là on m’a vendu des tomates locales juteuses. Lorsque j’ai tranché la première, le couteau a crissé dans du jaune grumeleux. Sur la dalle est une arnaque littéraire. Et comme tout un chacun, je n’aime pas me faire arnaquer. Je suis en rogne.

Contre Vargas, d’abord. Si elle n’a plus envie d’écrire des polars, qu’elle s’attelle à autre chose. Qu’elle poursuive ses essais écologistes, qu’elle profite de la vie, qu’elle tienne des conférences. Elle n’a pas besoin d’argent, que je sache, ni de reconnaissance. Au sommet littéraire où elle lévite, pourquoi laisser passer un tel texte ? Désolé, Fred, nous aurions préféré vous défendre encore et encore.

Contre Flammarion, ensuite. Je ne suis pas dans les petits papiers de la maison, je ne sais pas qui a laissé passer. Soit c’est de l’incompétence (je n’y crois guère), soit c’est un manque de courage, soit c’est du pur business, une logique parfaitement glaçante qu’aurait abhorrée Adamsberg. Il aurait fallu dire non. On ne sort pas un roman policier amateur avec Vargas écrit en gros sur la couverture. C’est un manque de respect envers l’autrice et son œuvre, mais surtout envers les lecteurs.

Contre les critiques littéraires, enfin. Si la critique française fonctionnait convenablement, la sortie de Sur la dalle aurait dû faire scandale.

Un exemple. Début juin, Le Masque et la plume (France inter) demande leur avis à quatre critiques littéraires. Arnaud Viviant ne sait plus s’il a lu deux ou trois Adamsberg. Il trouve l’intrigue absurde et condamne les dialogues au kilomètre. OK. Mais puisqu’il dénigre a priori tous les romans de Fred Vargas, on ne peut compter sur lui pour comparer. Olivia de Lamberterie et Patricia Martin sont en extase devant Sur la dalle, même si la première avoue du bout des lèvres que ce n’est pas le meilleur de la série. On croit rêver.

Seul Jean-Louis Ezine tape dans le mille. « Le sérial héros fatigue l’auteur avant de fatiguer le public qui, par l’intermédiaire de l’éditeur, continue de réclamer son enquête d’Adamsberg. Peut-être que l’auteure est un peu fatiguée d’Adamsberg. »

Mais tout ceci est bien trop feutré et bien trop équilibré. Personne ne soulève le fossé stylistique qui sépare ce dernier roman du reste de l’œuvre. Surtout, personne ne relève la fumisterie de Flammarion. On sait protéger ses arrières, chez les critiques littéraires.

 

LE POGNON, C’EST POUR FLAMMARION

Nombre d’auteurs que j’accompagne en ateliers d’écriture auraient pu écrire Sur la dalle. En relisant la série, en y piochant à droite et à gauche quelques éléments récurrents, n’importe quel prête-plume quelque peu aguerri aurait fait aussi bien.

Bilan de l’histoire. Supposons que Sur la dalle atteigne les 500 000 exemplaires vendus (ce qui est fort possible, le roman ayant été classé meilleure vente six semaines d’affilée selon Edistat). Vargas va empocher un million et demi d’euro ; Flammarion, la même chose. Le lecteur, lui, a été floué.

Vive la littérature française.

Aura-t-on le fin mot de l’histoire ?

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